Saturday, March 17, 2007

L'infantilisme chez Argan du Malade imaginaire


18 Novembre 2005

INTRODUCTION

Le présent essai prend pour point de départ deux réflexions : d’une part celle d’Yves Thoret dans son ouvrage, La Théâtralité, étude freudienne ; et d’autre part celle de Paniti Hoonswaeng dans sa recherche intitulée Appropriation territoriale et sexuelle, étude de l’espace dramatique dans le théâtre de Molière.

Analysant le mythe d’Oedipe, Yves Thoret croit que la séquence de l’énigme-Sphinx a une signification psychanalytique profonde. On connaît l’énigme : quel est l’être qui marche tantôt sur deux pattes, tantôt sur quatre et tantôt sur trois? Voici la réponse d’Oedipe : Tu veux parler de l’homme qui, enfant, marche à quatre pattes et qui, âgé et courbé par l’âge, s’appuie sur un bâton. Selon Yves Thoret, une telle réponse nous rappelle :

comment chaque être humain doit prendre rang dans la succession des générations […]. Chaque homme occupe différentes places et remplit diverses fonctions selon les moments de son existence. Ces titres et ces fonctions, de fils, de père, de roi, existent indépendamment de chacun. Celui qui ne respecte pas cet ordre et cette succession sera à la fois et en même temps à deux, trois ou quatre pieds car il transgresse et confond l’ordre des générations. (1993 : 83)

Pour sa part, Paniti Hoonswaeng trouve une certaine homologie entre l’énoncé de Thoret et le théâtre moliéresque. Il écrit :

Arnolphe et Harpagon représentent cet homme qui ne respecte pas l’ordre des générations et marche en même temps à deux, à quatre, à trois. Tout le mal vient de leur projet qui bouleverse l’ordre pré-établi selon la nature. (1996 : 334)

Ayant l’impression qu’Argan du Malade imaginaire partage lui aussi ces traits de la confusion enfant/adulte, nous formulons l’hypothèse de notre étude : Argan, père de famille, présente un certain infantilisme(1) qui est étroitement lié au problème du moi, à celui de sa sexualité et enfin au conflit avec d’autres personnages. Pour affirmer cette hypothèse, l’essai se présente en trois parties. La première se consacre au problème du moi alors que la deuxième étudie la structure de la sexualité de ce texte. La dernière examine le conflit entre le désir d’Argan et l’interdiction des autres personnages.

I. L’ATTACHEMENT NARCISSIQUE À LA MÈRE

L’infantilisme chez Argan s’explique d’abord par le fait que ce malade imaginaire agit comme un enfant incapable de se séparer de la mère, et c’est par là qu’il se plonge dans l’illusion d’un moi imaginaire pour s’attacher à celle-ci.

1.1 la Mère d’Argan

Pour entreprendre une analyse des personnages d’un texte, Ubersfeld propose de commencer par écrire ce qu’elle appelle une phrase de base :

Une analyse sommaire des étapes de l’action dramatique (ou de la fable) permet de déterminer l’action principale et d’écrire la phrase de base, formulation (de l’un des) modèle actantiel (1996 : 107).

Dans notre optique, une phrase de base du Malade imaginaire peut s’écrire ainsi : Argan veut Béline et les médecins. Loin d’être insignifiante, la coexistence des deux objets de désir a un sens latent digne d’être observé. Nous postulons en effet que Béline et les médecins sont fonctionnellement en parallèle : ils appartiennent au même paradigme-mère. Autrement dit, pour Argan, Béline est plus que femme, M.Purgon et M.Diafoirus plus que médecins : ils contiennent le sème de "maternité".

Dans son analyse du mythe personnel chez Molière, Charles Mauron trouve une relation mère-fils qui lie le protagoniste moliéresque à certains personnages. Il illustre cette idée par M.Jourdain du Bourgeois gentilhomme :

Quel âge a ce M.Jourdain, que l’on fait danser à deux mains, qu’enivre le son des voyelles et qui recule à la première botte de Nicole ? Deux ou trois ans au plus. Le comique exige pour lui une apparence adulte, mais son âge affectif exclut amour et jalousie. Une réalité maternelle l’entoure, qu’il distingue mal de soi-même et qui, tour à tour, le ravit, l’assure de son omnipotence, le trompe, le menace, le bouscule. (1967 : 297)

Mauron ne s’arrête pas là : il généralise la remarque à d’autres pièces, y compris sans doute Le Malade imaginaire.

Ainsi, sous la structure ternaire de l’intrigue, on découvre le schéma simple de la farce oedipienne, puis, au-dessous encore, un troisième niveau psychique, celui des relations entre mère et fils. On pourrait étendre ces remarques d’une part à L’Avare, d’autre part au Malade imaginaire. ( 1967 : 297 nous soulignons)

L’idée de Mauron que, malheureusement, il ne développe pas en ce qui concerne notre pièce étudiée, rend du moins possible l’hypothèse de l’aspect maternel chez Béline et les médecins.

Examinons d’abord Béline. Sa première apparition est à la scène 6 du premier acte. Appelée par Argan qui se met en colère à cause de la servante, elle vient le consoler, apaiser, soulager par un langage plein d’affection. Or, Yves Hucher qui établit les notes du Malade imaginaire pour son édition (1970 : 52), remarque dans les énoncés de Béline le langage "maternel". En effet, l’appellation entre les deux interlocuteurs ne se situe pas au niveau du mari-femme, mais du fils-mère. Argan ne cesse d’appeler Béline "mamie" laquelle, à son tour, parle à son "petit fils" :

BÉLINE - Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a, mon petit fils ?
ARGAN - Mamie.
BÉLINE - Mon ami.
ARGAN - On vient de me mettre en colère. (I,6)

Un autre exemple :

ARGAN - Mamie, vous êtes toute ma consolation.
BÉLINE - Pauvre petit fils ! (I,6)

L’aspect maternel du langage de Béline devient plus clair quand on tient compte de la fonction de ce langage. Béline parle à Argan pour consoler, apaiser, soulager, calmer.

ARGAN - Votre coquine de Toinette est devenue plus insolite que jamais.
BÉLINE - Ne vous passionnez donc point.
ARGAN - Elle m’a fait enrager, mamie.
BÉLINE - Doucement, mon fils.
ARGAN - Elle a contrecarré, une heure durant, les choses que je veux faire.
BÉLINE - Là, là, tout doux !
[…]
ARGAN - M’amour, cette coquine-là me fera mourir.
BÉLINE - Hé, là ! hé, là !
ARGAN - Elle est cause de toute la bile que je fais.
BÉLINE - Ne vous fâchez point tant. (I,6)

Par sa douceur maternelle, Béline est donc pour Argan source du calme, du soulagement. Béline est comparable à une mère qui berce Argan, enfant qui s’agite. Ainsi, le motif du calme se traduit dans les gestes maternels au moment où elle prend soin des oreillers pour que Argan-enfant dorme bien.

BÉLINE […] - Enfoncez bien votre bonnet jusque sur vos oreilles ; il n’y a rien qui enrhume tant que de prendre l’air par les oreilles.
ARGAN - Ah ! mamie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi !
BÉLINE, accommodant les oreillers qu’elle met autour d’Argan. - Levez-vous, que je mette ceci sous vous. Mettons celui-ci pour vous appuyer, et celui-là de l’autre côté. Mettons celui-ci derrière votre dos, et cet autre-là pour soutenir votre tête. (I,6)

Une objection peut d’ailleurs s’élever contre notre interprétation connotative des termes mamie/fils. Raymond Picard a une fois reproché à Barthes d’avoir exagéré l’interprétation du verbe respirer dans le théâtre de Racine parce que le critique le décode comme un état de vie au lieu de simplement lire comme se détendre. Barthes n’est pas d’accord avec Picard selon qui il ne faut sentir aucune respiration dans respirer, puisque respirer veut dire au XVIIe siècle se détendre. ( 1966 : 21)

Une reproche semblable se conçoit. N’est-il pas exagéré de saisir une connotation mère-fils dans l’appellation "mamie"/"petit fils" puisqu’il s’agit d’un registre affectif, conventionnel ? Nous avons ici Barthes pour une rétorsion.

il faut lire Corneille, Racine, Molière, ayant à côté de soi le Français classique de Cayrou. Oui, sans doute, qui l’a jamais contesté ? Mais le sens des mots connu, qu’allez-vous en faire ? Ce qu’on appelle (on voudrait que ce fût ironiquement) "les certitudes du langage" ne sont que les certitudes de la langue française, les certitudes du dictionnaire. L’ennui (ou le plaisir), c’est que l’idiome n’est jamais que le matériau d’un autre langage, qui ne contredit pas le premier, et qui est, celui-là, plein d’incertitude […](1966 : 18)

Si nous arrivons à reconnaître l’aspect maternel chez Béline à travers le sème du calme, nous pouvons dire la même chose du cas des médecins, ce qui suggère que les deux actants appartiennent au même paradigme-mère. Nous justifions notre argument par la scène d’exposition de la pièce. Tout seul, Argan imagine un dialogue entre lui et les médecins, et énumère les médicaments dont il a besoin. À considérer plus près ces médicaments, la plupart sont de même nature, servant à calmer, apaiser, soulager. Argan parle par exemple d’ "un julep hépatique, soporatif et somifière, composé pour faire dormir monsieur" (I,1), d’une bonne médecine pour "chasser dehors les mauvaises humeurs" (I,1), de "l’ordonnance de monsieur Purgon, pour expulser la bile de monsieur" (I,1), et d’ "une potion pour reposer" (I,1). L’énumération permet de saisir du personnage d’Argan l’image d’un corps agité désireux d’une source calmante. Autant Argan a besoin de Béline-mère consolatrice, autant il ne peut se passer des médicaments apaisants. Autrement dit, Argan s’attache au médecin comme un enfant qui, loin de sa mère, s’agite, se démène, s’entête et qui demande perpétuellement le soin maternel pour se calmer, s’apaiser, se soulager. D’où cette évocation de ce médicament : "une prise de petit-lait clarifié et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang" (I,1), médicament qui contient le même sème de maternité (lait), de tranquilité (adoucir) que dans la relation que nous avons relevée avec Béline.

1.2 la Mère et le moi

La pièce s’intitule Le Malade imaginaire. Nous verrons que l’imaginaire d’Argan entretient un rapport étroit avec la relation mère-fils, créant ainsi ce qu’on appelle en psychanalyse le moi idéal. Ce problème du moi permettra de voir en Argan un narcissique qui ne prend contact avec le monde que pour soi.

1.2.1 le moi idéal
Personne ne peut contredire Guichemerre qui trouve que le problème de la plupart des pièces moliéreques vient du père qui tyrannise les siens à cause d’une passion ou d’une manie (1978 : 50). Inutile de répéter qu’Argan est marqué par cette manie de je suis malade, d’où une obsession de la médecine. Voici peut-être un fragment résumant le mieux la passion d’Argan :

me voyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin de m’appuyer de bons secours contre ma maladie, d’avoir dans ma famille les sources des remèdes et d’être à même des consultations et des ordonnances. (I,5)

Ce qu’il faut retenir dans sa manie, c’est qu’il confond "me voyant" et "je suis", c’est-à-dire ce qu’il croit être et ce qu’il est, le moi imaginaire et le moi réel. L’important, c’est que ce soit le moi imaginaire qui l’attache au médecin que nous venons de considérer comme figure maternelle. L’infantilisme chez Argan est donc souligné en ce sens que le protagoniste tient à un moi imaginaire pour le désir d’attachement à la Mère. Il s’agit là d’un moi idéal que Bellemin-Noël explique en termes suivants :

le Moi Idéal […] C’est simplement Moi porté à l’idéal, paré de toutes les capacités et de tous des attributs faisant phallus. En un sens, je redeviens l’enfant que j’ai senti que ma mère chérissait comme l’objet merveilleux de ses désirs les plus fous. (1996 : 38)

En ce sens, on pourrait dire que chez Argan, le moi qui est malade n’est plus qu’un moi idéal au nom duquel il devient l’enfant que la Mère chérit. À un Argan en pleine forme, actif, indépendant, le protagoniste infantile préfère "être" un objet infirme, passif, soumis au soin, à la convoitise de sa femme-mère autant que des médecins : Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu’il mette ordre à cela (I,1).

Argan tient à ce moi idéal. Il s’ensuit que paradoxalement, pour lui, vivre, maintenir le moi (idéal), c’est rester malade. Sous cette condition, une fois qu’on met en doute la maladie d’Argan, son moi devient instable, troublé. Mettre en question sa maladie, c’est mettre en péril son moi. C’est ainsi qu’Argan ne supporte jamais que Toinette pose une question sur son infirmité.

TOINETTE […] - Mais, monsieur, mettez la main à la conscience. Est-ce que vous êtes malade ?
ARGAN - Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis malade, impudente !
(I,5)

Le moi idéal troublé, Argan s’assure auprès de sa Mère. La question hasardeuse de Toinette cause même la perte du moi.

ARGAN - [Toinette] a eu l’effronterie de me dire que je ne suis point malade.
BÉLINE - C’est une impertinente.
ARGAN - Vous savez, mon coeur, ce qui en est.
BÉLINE - Oui, mon coeur, elle a tort.
ARGAN - M’amour, cette coquine-là me fera mourir. (I,6)

1.2.2 le narcissisme
Bellemin-Noël parle d’un autre problème concernant le moi : le narcissisme

L’intérêt du concept du narcissisme est d’aider à comprendre la différence (et la confusion) entre une libido qui s’investit dans le Moi et une libido qui s’attache à un objet d’amour extérieur. Il s’agit bien entendu de la même énergie, qui doit se détacher ici pour aller s’attacher là. L’idéal est que chaque domaine dispose da la quantité de cette énergie nécessaire pour que le sujet ait envie de s’intéresser à son propre devenir (on parle ainsi d’un narcissisme primaire, celui du nouveau-né mobilisant sur soi toute sa capacité libidinale) et de s’attacher en même temps à la réalité hors de lui où il faut bien que se trouve de quoi combler les manques constatés au dedans de lui. Mais les instances Je/Moi/Non-moi ne sont pas d’emblée séparées de façon tranchée : avant d’être autonome, le sujet doit sortir de la relation duelle qui l’unit, qui le fait un avec sa mère. (1996 : 32-33)

Argan représente le sujet dont le moi n’est pas autonome, c’est-à-dire qui ne sort pas de la relation duelle dont parle Bellemin-Noël. Son moi dépend absolument de la Mère qui relève en vérité du Non-moi : dans la scène où les médecins sortent à jamais de sa maison, Argan parle comme s’il était mort : Ah ! mon Dieu, je suis mort (III,6). Pour le protagoniste enfantin, le moi (Argan) et le Non-moi (la Mère) ne sont donc pas tranchés, et c’est dans ce sens qu’on comprend l’exposition de la pièce qui incorpore dans un même personnage le malade et le médecin.

Il s’ensuit que pour Argan, agir en faveur de la Mère, c’est égalemant agir en faveur de soi-même. Son acte est toujours de nature réfléchie. D’où le narcissisme dont parle Mauron : Or Molière ne va plus guère créer, en effet, que des narcissiques : l’Avare, M.Jourdain, le Malade imaginaire […] (1963 : 277). Son moi posé au centre, le mariage de sa fille n’est en fait que pour son plaisir. Il dit : Je n’ai point encore vu la personne ; mais on m’a dit que je serais content, et toi aussi. (I,5)

Il en va de même quand Argan veut accorder un héritage à sa femme. Il s’agit au fond d’une exaltation du moi vengeur : Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfants ? (I,7).

1.3 l’illusion ou le moi hors de la réalité

Pour l’univers d’Argan, il n’y a donc que le Moi : le Non-moi n’existe pas. Il s’ensuit que le narcissisme éloigne son acte de la réalité extérieure. Car normalement un acte est toujours porté sur un objet extérieur. Aimer, par exemple, est de nature transitive : Cléante aime Angélique. Mais pour Argan, aimer suppose s’aimer. Suivant cette logique, Argan s’enferme dans le monde du moi, le monde narcissique privé de réalité. D’où l’illusion qui marque profondément le personnage. Ce n’est donc pas à cause de son aveuglement qu’il s’obstine au soin médical, mais au contraire c’est parce qu’il s’attache au médecin qu’il se plonge dans l’illusion.

Par conséquent, toute la pièce montre qu’Argan a un rapport critique avec la réalité. Il ne comprend même pas l’ironie de Toinette.

TOINETTE - Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.
ARGAN - Cela est vrai. (II,2)

Comme un enfant qui distingue mal la réalité de l’illusion, Argan prend toujours le paraître pour l’être. Il ne peut reconnaître les personnages déguisés. À la scène 8 du deuxième acte, Argan croit que sa petite Louison est morte alors que ce n’est qu’une feinte.

L’illusion d’Argan le porte à croire que ce qui, en soi, est incapable de s’exprimer, lui communique. Ce qui souligne encore plus son infantilisme puisque Bruno Bettelheim note :

Il n’existe pas, pour l’enfant, de ligne de démarcation bien nette entre ce qui est inanimé et ce qui vit ; et ce qui vit possède une vie très proche de la nôtre. Si nous ne comprenons pas ce que les rochers, les arbres et les animaux ont à nous dire, c’est que nous ne sommes pas suffisamment en harmonie avec eux. Pour l’enfant, qui cherche à comprendre le monde, il paraît raisonnable d’espérer une réponse de la part de ces objets qui éveillent sa curiosité. Et comme l’enfant est égocentrique, il compte sur l’animal pour lui parler des choses qui, pour lui, ont une signification, comme le font les animaux dans les contes des fées et comme l’enfant lui-même parle à ses animaux vivants ou en peluche. L’enfant est persuadé que l’animal comprend et réagit affectivement, même s’il ne le manifeste pas ouvertement. (1976 : 65)

Argan joue avec la petite Louison comme s’ils étaient de même âge. Il menace sa fille par son doigt qui lui "dit" quelque chose.

ARGAN - Voilà mon petit doigt pourtant qui gronde quelque chose (Il met son doigt à son oreille.) Attendez. Eh ! Ah ! Ah ! Oui ? Oh ! oh ! voilà mon petit doigt qui me dit quelque chose que vous avez vu, et que vous ne m’avez pas dit.
LOUISON - Ah ! mon papa, votre petit doigt est un menteur. (II,8)

Aux yeux du spectateur-lecteur, quand Louison croit qu’un doigt peut mentir, ce qui est indistinct ce n’est pas l’animé et l’inanimé, mais le père et la fille !

On peut certes se demander si Argan prend vraiment son petit doigt parlant au sérieux, s’il ne s’agit tout simplement qu’une stratégie adulte qu’il utilise pour dégager la vérité de sa fille. Cependant une autre scène nous empêche d’affirmer un tel adultisme : la scène 1 de l’acte III où on demande à Argan de faire le mort. Or, Argan a peur de ce jeu parce qu’il confond l’espace ludique et l’espace réel : N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire la mort ? (III,1).

Cette confusion souligne donc que notre protagoniste ne sort pas encore du monde enfantin où un doigt peut parler, où le jeu peut entraîner une conséquence effective : bref où se confondent l’illusion et la réalité.

II. LA SEXUALITÉ INFANTILE

L’infantilisme chez Argan se révèle aussi à travers sa sexualité. Celle-ci implique un rapport interdit par rapport à la relation matrimoniale considérée comme l’amour mature institutionalisé. En plus, l’érotisme d’Argan représente un danger qui a des conséquences économiques, ce qui fait de ce malade un aliéné de la société à laquelle il appartient.

2.1 l’enfant antisocial

2.1.1 le mariage comme maturité institutionalisée

Pour mettre au clair la sexualité d’Argan, il nous paraît utile d’adopter le carré sémiotique élaboré par A.J.Greimas en vue de la structuration des relations sexuelles (1970 : 143). Le schéma se présente d’une façon suivante :


Relations permises Relations exclues
(Culture) (Nature)
Relations matrimoniales Relations anormales
(prescrites) (interdites)
c1 c2
x
c-2 c-1
Relations normales Relations non matrimoniales
(non interdites) (non prescrites)

À l’aide de ce carré, nous nous rendons compte que dans l’univers moliéresque, le mariage n’est pas une simple fin heureuse da la comédie. Dans Les Précieuses ridicules, Gorgibus dit à ses filles que "le mariage est une chose sainte et sacrée" (Les Précieuses ridicules I,4), ce qui suppose le sème "christianité", donc "collectivité", donc "culture". L’aspect culturel du mariage est souligné dans notre texte quand Angélique affirme qu’il s’agit d’une affaire d’un "honnête homme" dans "notre siècle" (II,6), ce qui constitue le contraire de l’enlèvement par force auquel tient Thomas Diafoirus le fils (II,6), qui, appartenant aux "anciens", relève du non-mariage, donc du non-civilisé (c-1).

Chose curieuse : dans le théâtre moliéresque, le mariage connote aussi l’état de maturité. Prenons un exemple des Femmes savantes :

Armande
De tels attachements, ô ciel ! sont pour vous plaire !
Henriette
Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,
Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,
Un homme qui vous aime et soit aimé de vous
[…] (Les Femmes savantes I,1 vers19-22)

Bref, se marier, c’est mûrir. Dans Le Malade imaginaire, Toinette tient à ce qu’Angélique doive "épouser un mari pour elle" (I,5). Autrement dit, le mariage conduit à un état indépendant de l’enfant, cet état étant un élément important de la maturité.

L’amour entre Cléante et Angélique appartient à c-2 : l’amour normal. Ayant un mariage pour une fin, cet amour se schématise en c-2→c1, c’est-à-dire qu’une relation normale des "jeunes" encore dépendant des parents qui passe à une relation institutionalisée leur permettant d’atteindre la maturité indépendante. À ce propos, Béralde dit à Argan :

Hé bien ! mon frère, quand il y aurait quelque petite inclination, cela serait-il si criminel, et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes comme le mariage ? (III,11)

L’analyse du statut du mariage et de l’amour des jeunes nous permet de trouver la place exacte qu’Argan occupe dans cette structure des relations sexuelles. Ce père "s’oppose" à cette inclination qui en soi n’est pas criminelle (normale : c-2), et qui ne va qu’à des choses honnêtes comme le mariage (c-2→c1). Cette opposition ne nous suggère-t-elle pas qu’Argan est l’obstacle de la maturité ? L’antinomie de l’adultisme se place donc à l’opposé de c1, d’autant plus que lui-même pratique symboliquement une relation interdite (c2).

2.1.2 la relation interdite
Dans la mesure où l’objet du désir d’Argan contient le sème "maternité", sa sexualité est de nature interdite, voire incestueuse. Dans le schéma sémiotique, cette relation appartient à la Nature qui s’oppose à la Culture. À ce propos, Greimas explique : la Culture et la Nature, la première définie par les contenus, qu’elles assument et où elles s’investissent, la seconde par ceux qu’elles rejettent. (1970 : 143).

Il ne s’agit donc pas d’une nature proprement dite, mais d’un rejet social, d’un interdit culturel. Nous nous demandons donc dans quelle mesure l’amour d’Argan à l’égard de Béline implique un caractère incestueux, illégitime. À la scène 7 du premier acte, voici le Notaire qui entre et discute avec Argan en matière du testament que celui-ci veut accorder à sa femme. Or, la chose n’est pas sans obstacle :

LE NOTAIRE - […] j’ai à vous dire là-dessus que vous ne sauriez rien donner à votre femme par votre testament.
ARGAN - Mais pourquoi ?
LE NOTAIRE - La Coutume y résiste. (I,7)

En conséquence, conformément à la loi, Argan ne peut accorder l’héritage qu’il prétend être l’expression de son amour envers sa femme : Voilà une Coutume bien impertinente, qu’un mari ne puisse rien laisser à une femme dont il est aimé tendrement et qui prend de lui tant de soin ! […] (I,7).

La relation entre Argan et Béline est donc symbolisée par ce testament "impossible", c’est-à-dire une relation illégitime, interdite qu’on ne peut pratiquer sans transgresser à la fois la coutume, la loi, la culture. Le Notaire avertit ainsi : c’est un grand crime que de disposer en fraude de la loi. (I,7). Et on sait que malgré la Culture, Argan infantile s’obstine à commettre cet acte criminel : le transgresseur demande au Notaire de faire à tout prix "pour passer doucement par dessus la loi et rendre juste ce qui n’est pas permis […]" (I,7).

Angélique ou le médiateur de l’inceste
Pour rendre juste ce qui n’est pas permis, Argan décide de commettre un "avantage indirect" (I,7), puisque conformément à la loi il ne peut donner de l’argent directement à sa femme. Cet avantage indirect consiste, au dire du Notaire, à : choisir doucement un ami intime de votre femme, auquel vous donner en bonne forme par votre testament tout ce que vous pouvez ; et cet ami ensuite lui rendra tout. (I,7).

Le Notaire propose d’autres possibilités qui sont en tout cas un acte du même genre : donner à un autre qui donne à la femme : il faut exprimer une tendresse à travers un tiers. Ce "tiers" fait penser à une structure que décrit Patrick Dandrey (1992 : 362) qui trouve que dans plusieurs pièces moliéresques il existe cette forme de "médiateur de désir" ou "structure triangulaire".

Paniti Hoonswaeng (1996 : 289-290) montre que cette structure s’applique pertinemment à Tartuffe où Orgon, désireux du héros éponyme, marie sa fille à ce dernier.

Pour notre part, la notion de médiation de désir rend plus affirmée l’hypothèse selon laquelle Béline et le médecin appartiennent au même paradigme de l’objet de désir-mère. En effet, à l’instar de l’héritage qu’il doit laisser au tiers, Argan choisit Angélique pour exprimer sa passion envers le médecin. Notre malade dit ainsi à Béralde : Il (le mari) doit être, mon frère, et pour elle et pour moi. (III,3).

Le mariage forcé est donc lu non seulement par le code générique mais aussi par le code symbolique. Quand Argan dit : c’est pour moi que je lui donne ce médecin et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père. (I,5), le code générique nous suggère que la Comédie commande un père comique imposant par une manie un mariage à sa fille. Mais en nous appuyant sur le code symbolique, nous ne pouvons ignorer que par "ce qui est utile pour la santé", Argan entend combien de plaisir stimulé par le soin et le contact corporel. D’où l’abondance des termes médicaux du genre "pénétration" tels un clystère ซ insinuatif ป (I,1) qui prend une valeur en quelque sorte érotique puisque cette source de plaisir, une fois vidée, devient un déplaisir.

MONSIEUR PURGON - Mépriser mon clystère !
ARGAN - Faites-le venir, je m’en vais le prendre. (III,5)

Notons d’ailleurs le nom de Monsieur Purgon en lequel on repère le verbe "purger", action de l’insertion médicale qui plaît tant à Argan.

2.2 l’aspect économique : relation nuisible

Dans Du sens de Greimas à qui nous devons le modèle social des relations sexuelles, le sémioticien développe ses réflexions en superposant au modèle social un autre modèle ayant l’aspect économique :

Relations admises Relations exclues
Relations sexuelles profitabes Relations sexuelles nuisibles
(prescrites) (interdites)
e1 e2
x
e-2 e-1
Relations sexuelles non nuisibles Relations sexuelles non profitables
(non interdites) (non prescrites)
(1970 : 144)

Dans la mesure où ce sont les relations sexuelles socialisées qui donnent lieu à des échanges de biens (dot), la substructure économique est en relation avec le premier schéma du système des valeurs sociales. La relation interdite qui lie Argan à Béline d’une part et au médecin de l’autre représente donc une relation économiquement nuisible. À propos de Béline, Toinette dit à Angélique : C’est sans doute quelque conspiration contre vos intérêts où elle pousse votre père (I,8).Ce dont la fille se rend bien compte lorsqu’elle s’adresse à sa belle-mère : […] il y en a d’autres [femmes], madame, qui font du mariage un commerce de pur intérêt ; qui ne se marient que pour gagner des douaires […] (II,6) Inutile de répéter que la relation avec le docteur constitue une perte économique. Selon Toinette "c’est à monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu’il en a le profit." (I,2)

Le Malade imaginaire nous transporte vers une société, une culture qui joue un rôle déterminant. Cette culture impose un modèle et d’amour et de maturité. Or, face à une telle société Argan représente un antisocial, un enfant qui refuse toute forme de l’adultisme. Agissant ainsi, il n’est rien d’autre qu’un transgresseur, un aliéné de la société à laquelle il appartient. Bref, c’est un "fou" dont parle Toinette : Je m’intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie. (I,5).

La partie qui suit montrera que la société, personifiée en Toinette et Béralde, joue en fait le rôle du Père qui, à l’instar de la structure oedipienne, s’oppose au désir enfantin d’Argan.

III. ARGAN FACE À LA PAROLE PATERNELLE

Selon Mauron, l’enfant subit deux angoisses connexes : la peur de perdre l’amour de la mère et celle de subir l’agression du père. (1963 : 272). Nous avons vu qu’Argan est incapable de se séparer de la Mère. L’analyse que voici se consacre à la figure du Père, sa fonction et le conflit qui l’oppose à Argan infantile.

3.1 le Père ennemi de l’enfant

Dans Sur Racine, Roland Barthes trouve que la constellation des personnages raciniens forme la horde primitive où l’inceste est récurrent et où le père est là pour présenter un obstacle.

[…] l’on y trouvera [dans le théâtre de Racine] les figures et les actions de la horde primitive : le père, propriétaire inconditionnel de la vie du fils […] les femmes, à la fois mères et soeurs et amantes, toujours convoitées, rarement obtenues[…] le fils, enfin, déchiré, jusqu’à la mort entre la terreur du père et la nécessité de le détruire […] L’inceste, la rivalité des frères, le meurtre du père, la subversion du fils, voilà les actions fondamentales du théâtre racinien. (1963 : 14-15)

Le Malade imaginaire n’est pas loin de la horde primitive que décrit Barthes en ce sens qu’il existe, outre la relation interdite mère-fils, une figure du Père opposant.

Quant aux personnages qui occupent la figure paternelle, ce sont Toinette et Béralde. Toute leur action consiste à empêcher, à s’opposer. Toinette dit en ces termes : Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant qu’il s’est mis dans la fantaisie […] (III,2). Alors que Béralde essaie de détourner Argan de ses obsessions : j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes […] (III,3)

À propos de Toinette, sa relation avec Argan n’est curieusement pas toujours du type maître/servante, supérieur/inférieur. Souvent, ce sont deux individus égalitaires :

TOINETTE - Ma foi, monsieur, voulez-vous qu’en amie je vous donne un conseil ?
ARGAN - Quel est-il, ce conseil ? (I,5)

De plus, à l’égard d’Angélique, cette amie se montre aussi paternelle qu’Argan : Et elle m’obéira plutôt qu’à vous (I,5). Tel un père, elle parle même de déshériter la fille : Et moi, je la déshériterai si elle vous obéit. (I,5).

3.1.1 le langage et la maturation
Un des outils dont Toinette et Béralde se servent pour s’opposer au désir d’Argan est évidemment le langage. Toute la pièce montre bien que la servante est marquée par la dominance verbale tandis que le frère d’Argan n’en est pas moins sentencieux : il ne cesse de "raisonner" : Et de raisonner ensemble, sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion (III,3).

Le langage représente en quelque sorte le trait pertinent des deux personnages. Or, comme le mariage, le langage est un produit de la culture et, par voie de conséquence, un signe de maturité. À ce propos, Pierre Force a brillamment analysé L’Ecole des Femmes où le critique trouvait les situations inverses entre Arnolphe et Agnès. Force relève en effet la maîtrise du langage pour opposer la fille qui "évolue" à Arnolphe qui présente une certaine "regression". Permettons-nous de citer longuement ses idées.

Le "mystère fatal" qu’Arnolphe découvre lorsqu’Agnès lui raconte son entretien avec Horace est d’autant plus douloureux qu’il est facile de déchiffrer. La sagesse, l’expérience, l’habileté qui résultent de ses "vingt ans et plus de méditation" sont beaucoup plus qu’il n’est nécessaire à Arnolphe pour comprendre ce qui lui arrive. La situation d’Agnès est exactement inverse. Au début de la pièce, elle ne comprend pas quand on lui parle au sens figuré : (v.517-520). En revanche, même ignorante, elle est remarquablement attentive à "la conséqunce des paroles qu’[elle dit]" La lettre qui accompagne le grès qu’elle jette à Horace est à cet égard exemplaire (III,4). Attentive à la façon dont ses paroles seront reçues, Agnès, malgré ses craintes, n’en dit ni trop ni trop peu et parvient donc à dire exactement ce qu’elle voulait dire. De fait, sa maîtrise de la parole va jusqu’à la production d’un énoncé à double sens destiné […] à "aveugler les uns et éclaircir les autres", et qui fait l’admiration d’Horace ainsi que la consternation d’Arnolphe : (III,4 910-917). Arnolphe se trouve donc dans une situation où son savoir lui sert à résoudre des énigmes qui n’en sont pas (le "mystère fatal") mais se révèle impuissant à déchiffrer dans le mot "réponse" la syllepse de métaphore innocemment produite par sa pupille. Agnès, quant à elle, n’a pas étudié l’art de l’interprétation mais elle sait parler, que ce soit au propre, au figuré, au propre et au figuré à la fois. (1994 : 24-25)

Ce statut du langage n’est pas autrement dans Le Malade imaginaire. Pensons par exemple à Diafoirus le fils qui, lui aussi, présente un certain infantilisme par rapport à la maîtrise du langage-l’adultisme chez Toinette et Béralde. Appelé par son père "les arbres tardifs", "cette lenteur à comprendre", "cette pesanteur d’imagination" (II,5), le personnage a un trouble évident du langage. Diafoirus le père raconte :

Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé […] ne disant jamais mot […] On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire, et il avait neuf ans qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. (II,5)

Maintenant il est "grand", la situation ne change pas : il parle encore comme s’il était petit, c’est-à-dire "ne pas connaître les lettres". Son discours est ainsi souvent voué à l’échec : s’adressant à Béline, il ne peut finir ses phrases.

THOMAS DIAFOIRUS, commence un compliment qu’il avait étudié, et la mémoire lui manquant, il ne peut continuer. - Madame, c’est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère, puisque l’on voit sur votre visage…(II,6)

3.1.2 le discours sur l’idéal du Moi
Par le langage non seulement le Père s’oppose à l’enfant, mais aussi il représente l’antinomie de la Mère. Si celle-ci relève d’une illusion, le Père-langage évoque la réalité.

BÉRALDE - Mais, quand vous venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien du tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus. (III,3)

Alors qu’Argan tient à l’illusion, à l’imaginaire de sa maladie, Béralde le conduit à une vérité selon laquelle son corps est "une meilleure constitution", "un corps parfaitement bien composé" (III,3). Et Toinette n’en est pas moins réaliste en disant à son maître : Mais, monsieur, mettez la main à la conscience. Est-ce que vous êtes malade ? (I,5).

Ce que le Père essaie de faire, ce n’est rien d’autre que de fournir à Argan-enfant un autre moi que le Moi idéal dépendant de la figure maternelle. Au moi idéal, s’oppose en effet l’idéal du moi que décrit ainsi Bellemin-Noël :

En face et plus tardif, l’Idéal du Moi surgit au coeur du Symbolique. Ce n’est plus moi-même que je place sur le piédestal, c’est l’effigie d’un autre, héros auquel je vais m’efforcer de ressembler. Ce modèle est élaboré au croisement d’une figure parentale et des exigences de la vie sociale où Freud voit le sceau de la "civilisation" (1996 : 39)

Avec la Mère, Argan a un moi idéal de je suis un enfant malade qui dépend du soin maternel. Le Père, au contraire, tire Argan de ce régime en le forçant à s’identifier à l’idéal du moi de je suis en pleine forme et atteint la maturité, donc indépendant de la Mère. Argan est donc comme un enfant qui, à un moment donné, assiste au dualisme moi idéal/idéal du moi, et qui doit se rendre compte qu’il ne fait pas un avec sa mère pour ensuite s’identifier au père. Celui-ci vient précisément déclarer que l’enfant ne doit pas s’enfermer dans l’illusion maternelle. Béralde dit : Si vous n’y prenez garde, iI [M.Purgon] prendra tant de soin qu’il vous enverra en l’autre monde (III,3). De plus, arracher Argan à la Mère, c’est le libérer de celle-ci, c’est substituer un moi indépendant au moi dépendant. À la question de ce qu’il faut faire en cas de maladie, Béralde répond : Rien. II ne faut que demander en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée (III,3). Et si le moi idéal commande qu’Argan laisse tomber la paternité, l’idéal du moi demande qu’il l’assume. Toinette lui dit : Mon Dieu, je vous connais, vous êtes bon naturellement (I,5).

3.2 l’anti-langage d’Argan-enfant

Si dans cet univers, le langage est un signe de maturité et un état de Père, Argan s’affirme enfant qui résiste à tout usage langagier.

Quand, nous l’avons vu, Argan veut transgresser la loi, il désobéit en même temps au discours juridique. Argan se moque en plus du discours de l’idéal du moi. Lui, qui désire rester enfant, rejette sans doute tout énoncé qui le déclare père.

TOINETTE - La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN - Elle ne me prendra point. (I,5)

Ou bien

TOINETTE - Une petite larme ou deux, les bras jetés au cou, un "mon petit papa mignon" prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.
ARGAN - Elle ne me prendra point. (I,5)

Et Argan va jusqu’à ignorer le sens du mot "père"

ANGÉLIQUE - Mon père !
ARGAN - Hé bien, mon père ! qu’est-ce que cela veut dire ? (II,5)

Argan protège son moi idéal en sorte que toute présence de la parole paternelle représente une menace, un trouble. Il dit à Toinette, cette femme de langage : Parle bas, pendarde ! tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades (II,2). Quand Béralde parle de Molière qui écrit des pièces tournant en dérision le médecin, Argan réagit : […] Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage, car cela m’échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal (III,3).

Rien d’étonnant si Argan évite souvent la présence de Béralde, car l’éviter, c’est fuir à la fois le Père, le langage, la paternité.

BÉRALDE - Oh çà, voulez-vous que nous parlions un peu ensemble ?
ARGAN - Un peu de patience, mon frère, je vais revenir. (III,1)

Et le malade pense aussi à effacer le langage de son frère : […] je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements […] (III,3)

Si Saussure affirme que dans la langue il n’y a que la différence, Argan ignore cette règle. Il se situe dans un monde où "qui dit parenchyme dit l’un [le foie] et l’autre [la rate]", et où "rôti, bouilli [c’est] même chose" (II,6).

Le refus du langage-père trouve un point culminant quand il devient le fantasme du parricide. Lorsque Béralde s’identifie à Molière, Argan pense à tuer ce dramaturge qui ose utiliser le langage outrageant sa Mère :

par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence, et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement, et je lui dirais "Crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la faculté." (III,3)

3.3 Argan coupé du monde adulte

Anecdotiquement, la situation finale du Malade imaginaire représente d’une part l’effacement de Béline et des médecins, et d’autre part le fait qu’Argan se fait médecin. Les analyses qui précèdent nous permettent de saisir une richesse de sens d’une telle fin. Il s’agit en effet d’une séquence où symboliquement notre protagoniste infantile, coupé du monde adulte, subit l’agression du père qui consiste à le séparer de la Mère, et à l’emprisonner dans l’éternité enfantine connotée par la perte du langage.

3.3.1 la séparation de la Mère
Si la situation initiale représente la menace de l’illusion maternelle, épisode où Argan jouit de prendre le paraître pour l’être, la fin de l’acte III au contraire montre la triomphe de la vérité paternelle, de la langue, c’est-à-dire le système de signes où le paraître se distingue de l’être, le signifiant du signifié.

D’où, en premier lieu, la scène dans laquelle les personnages font du théâtre pour démasquer Béline (III,12). Il en va de même quant au médecin. Dans l’illusion où s’enferme Argan, le dianostic médical fait oracle. Dans le monde réel, ce n’est qu’un langage, un pur signifiant dont le signifié est "le rien", "le vide". Nommant ce discours "un pompeux galimatias", "un spécieux babil" (III,3), Béralde dit :

[…] IIs savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout. (III,3)

La révélation à la fois de la méchanceté de Béline et de l’inefficacité dangeureuse des médicaments a un sens psychanalytique digne d’être montré. On peut dire en effet que le personnage-père essaie ici de séparer Argan du personnage-mère. Selon l’explication freudienne, cette séparation comporte un trait violent du fait que le père menace l’enfant qui, à cause de cette menace, subit l’anxiété de castration. Applignanesi et Zarate note :

Both boys and girls et first assume they have phallic power of some sort - and mother is their incestuous love-object. But desiring Mum bring up fears of Dad ! This […] leads boys to castration anxiety. ( 2004 : 86)

Il n’est pas exagéré de dire qu’Argan subit lui aussi cette anxiété. Pensons à la scène où Toinette se déguise en médecin. Le déguisement a pour but de, à en croire ce symbole du Père, "le [Argan] dégoûter de son monsieur Purgo" (III,2). La fonction de séparation paraît donc évident, et cette séparation n’est pas sans violence : Toinette parle de couper le bras d’Argan.

TOINETTE - Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.
ARGAN - Et pourquoi ?
TOINETTE Ne croyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?
ARGAN - Oui, mais j’ai besoin de mon bras. (III,10)

Dans la mesure où, psychanalytiquement, la bouche constitue une zone érogène, une source du plaisir oral, sexuel, le bras qui tire à soi la nourriture, c’est-à-dire un plaisir du corps, représente un symbole phallique. L’ordre de Toinette n’est pas ainsi différent de la menace de castration qui rend Argan anxieux, Le sens de cet ordre est : si tu tiens encore à la Mère-médecin, tu perdras ton "bras". En outre, la menace paternelle va jusqu’à devenir un complexe d’Oedipe pour Argan-enfant. S’il ne suffit pas de couper le bras phallique, il faut crever un oeil : Vous avez là aussi un oeil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place (III,10).

3.3.2 la perte du langage
Bien que Béralde et Toinette réussissent à chasser Béline et les médecins hors de la maison, l’obstination d’Argan persiste. Il dit : Qu’il (Cléante) se fasse médecin, je consens au mariage. (III,14). Suite à cette volonté insolite, Béralde décide de faire d’Argan un médecin pour, à l’en croire, "s’accommoder à ses fantaisies" (III,14).

Dans quelle mesure cette scène finale s’intègre à la structure, centrée sur l’infantilisme chez Argan, que nous avons essayé de décrire ? D’abord, elle montre l’importance fonctionnelle du personnage de Béralde. Loin d’être un personnage du second plan, il est véritablement le contraire d’Argan, notamment en ce qui concerne le pouvoir dans la maison. C’est ce personnage qui décide le destin d’Argan, et qui conduit ainsi au dénouement de tout complexe. Au contraire, dans le monde réglé par la langue paternelle où aimer est conventionnellement de nature transitive, Argan représente une faute grammaticale, un im-pertinent . Son corps est bien lieu de l’impertinence : il s’agit d’un corps dans lequel rien ne se distingue, et où la langue, système de différence, ne fonctionne point puisque tout dépend indistinctement du "poumon" (III,10). Le pouvoir qu’il croit posséder dans la maison n’est qu’un ordre d’enfant auquel personne n’obéit. Le véritable statut de son ordre est représenté par sa sonnette qui fait du bruit qu’on n’entend pas à l’instar du langage enfantin qu’on a du mal à comprendre.

Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin, point d’affaire. Drelin, drelin, drelin, ils sont sourds…Toinette ! drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnais point. (I,1)

À cet ordre représenté par ce "drelin" infantile qui règne dès la situation initiale, s’oppose précisément le pouvoir adulte de Béralde qui, occupant pleinement la place paternelle, conduit au dénouement. La dernière réplique de la pièce montre bien que les autres personnages obéissent maintenant à Béralde. À en croire Angélique, on participe au jeu du médecin-Argan "puisque mon oncle nous conduit" (III,14).

Si la scène finale montre Béralde tout puissant, elle suggère aussi, par opposition, l’effacement d’Argan, connoté par sa tranformation en médecin. On sait en effet que dans l’univers moliéresque, les médecins forment une espèce autonome qui a son propre langage incompréhensible au commun : le latin et le grec, c’est-à-dire des langues "mortes". L’incomptabilité avec le monde du langage médical est condensée en la thèse de Thomas le fils qui, selon Angélique, n’est rien d’autre que "un meuble inutile" (II,5), tout comme la mort qui ne peut communiquer à la vie. Transformer Argan en médecin, c’est donc le chasser hors du monde commun, de la langue (française) vivante que seule la maturité parle ; et c’est aussi, par conséquent, le pousser dans un univers d’une langue morte, incompréhensible à l’instar du langage enfantin inefficace pour communiquer à aucun adulte.

Dans la situation finale où l’on célèbre le mariage des jeunes, c’est le monde de l’adulte qui domine. L’enfant ne compte pas (2) . Seul l’amour matrimonial, mature est célébré. De ce monde, Argan doit s’effacer.

CONCLUSION

Après avoir analysé la structure du Malade imaginaire, nous croyons pouvoir affirmer notre hypothèse de départ qu’Argan, personnage qui tient à la fois "le bâton" (I,3) et "la sonnette" (I,1), présente un trait infantile qui est étroitement lié au problème du moi et celui de la sexualité.

Le résultat de l’étude nous fait penser à Roland Barthes qui affirme que

Infans, puer, adulescens, juvenis, senior, senex : toute société divise le temps du sujet humain ; elle crée des âges, les classe, les nomme et incorpore cette structure à son fonctionnement par la voie initiatique, de servitudes militaires ou de dispositions légales. (2002 : 481)

L’univers moliéresque n’est pas loin de la réflexion barthésienne. Le texte souligne bien que les âges, la division du temps humain ne sont jamais naturels : le mariage, le langage etc. ne sont qu’un fruit d’un ensemble du code social. Autrement dit, loin de représenter l’universalité, la nature humaine, le théâtre de Molière ne fait qu’accentuer un mythe des âges. Est-il naturel que mûrir, c'est se marier ? Nous ne sommes à tel point innocents !

On peut dire d’ailleurs qu’affirmer notre hypothèse, c’est réduire le texte. Tout peut être en effet résumé en deux éléments : un personnage infantile et le binaire Père/Mère. Or, l’intérêt n’est pas uniquement de trouver une opposition. Nous nous permettons ici de citer le propos du Groupe d’Entrevernes :

Le but de l’analyse n’est pas seulement de trouver une opposition profonde. Il s’agit bien plutôt de voir comment, aux différents niveaux, le texte ซ travaille ป avec cette opposition, comment elle est structurante de la langue dans le texte et comment elle organise le récit. (1979 : 189)

Notre lecture constitue en quelque sorte une économie interprétative. À travers un code culturel minimal (Père/Mère), nous avons exploré une richesse de code symbolique, tout en nous rendant bien compte que l’espace symbolique de ce texte est infiniment élargi si bien qu’il est impossible d’en trouver le tout. Le texte moliéresque ne se détache pas de la réalité : parler des âges, voilà aborder la problématique humaine. Or, la valeur de ce texte n’est pas dans le message qui s’avère inévitablement mythique, mais dans sa pratique littéraire qui nous fournit une représentation métaphorique de notre condition humaine.

RÉFÉRENCES
Appignansi, Richard et Zarate, Oscar.2004. Freud, Introducing. Royston : Icons Book
Barthes, Roland.1966. Critique et vérité. Paris : Seuil
- - -.2002. Oeuvres complètes, tome V, livres, textes, entretiens 1977-1980. Nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty. Paris : Seuil
- - -. 1963. Sur Racine. Paris : Seuil
Bellemin-Noël, Jean. 1996. La psychanalyse du texte littéraire, introduction aux lectures critiques inspirées par Freud. Paris : Nathan
Bettelheim, Bruno. 1976. Psychanalyse des contes des fées. Traduit de l’américain par Théo Carlin. Paris : Robert LAFFONT
Dandrey, Patrick. 1992. Molière ou l’esthétique du ridicule. Coll.Bibliothèque d’Histoire du Théâtre. Paris : Klincksieck
Force, Pierre. 1994. Molière ou le Prix des choses. Paris : Nathan
Greimas, Algirdas Julien. 1970. Du sens, essais sémiotiques. Paris : Editions du Seuil
Groupe d’Entrevernes.1979. Analyse sémiotique des textes, Introduction Théorie Pratique. Presses universitaires de Lyon
Guichemerre, Roger.1978. La Comédie classique en France, de Jodelle à Beaumarchais. Coll. Que sais-je? Paris : Presses Universitaires de France
Hoonswaeng, Paniti. 1996. Appropriation territoriale et sexuelle : Etude de l’espace dramatique dans le théâtre de Molière.exemplaire dactylographié. Université Chulalongkorn, Faculté des Lettres, Département des langues occidentales
Mauron, Charles.1963. Des métaphores obsédantes au mythe personnel, introduction à la Psychocritique. Paris : Librairie José Corti
Molière.1971. Les Femmes savantes. Nouveaux classiques Larousses. Paris : Librairie Larousse
- - -.1970. Le Malade imaginaire. Nouveaux classiques Larousse. Paris : Librairie Larousse
- - -.1980. Les Précieuses ridicules. Paris : Bordas
Rohou, Jean.1990. Guide pour l’étudiant en littérature. Paris : Editions Nathan
Thoret, Yves. 1993. La Théâtralité, étude freudienne. Coll.Psychismes. Paris : Dunod
Ubersfeld, Anne.1996. Lire le théâtre I. Paris : Editions Belin